Courriers d'Athènes

Ce blog présente une sélection d'articles de la presse et de la blogosphère hellénophones traduits en français.

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Mark Mazower sur la montée des extrêmes en Grèce

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L’historien britannique Mark Mazower, professeur à l’université de Columbia et auteur d’ouvrages de référence sur l’histoire de l’Europe et des Balkans, donnait une conférence à Athènes, lundi 11 février, sur « la montée des extrêmes en Grèce ». Voici la traduction de l’interview qu’il a accordée au journal conservateur Kathimerini, quelques jours avant son intervention.

Le débat sur « la montée des extrêmes » en Grèce porte-t-il sur la montée de l’extrême droite, ou bien de l’extrême droite et de l’extrême gauche en même temps ? Décrire l’extrême gauche comme un « extrémisme » dérangerait beaucoup de Grecs.

La caractéristique nouvelle et fortement troublante de la situation grecque est évidemment la montée de l’extrême droite. Son émergence nous oblige à nous pencher sur le problème de la violence, car la violence est sa carte de visite, son mode opératoire, et a été l’instrument de son avènement – je pense notamment à l’incident intervenu avec Kasiadiaris sur la chaîne Antenna l’année dernière [quand le porte-parole de Chryssi Avgi avait attaqué deux femmes politiques en direct à la télévision]. Le fait qu’une violence aussi manifeste et publique accroisse la popularité d’un mouvement est profondément inquiétant pour tous ceux qui pensaient que les souvenirs combinés de la guerre civile et de la junte militaire avaient mené les Grecs à privilégier la stabilité et la démocratie, et à chérir une certaine forme de civilité dans leur vie publique.

Je ne pense pas que l’émergence de Chryssi Avgi soit liée de quelconque façon à l’extrême gauche. Il faut en chercher les causes ailleurs, notamment dans l’extrême délégitimation de toute la classe politique avec la crise, et le discrédit jeté consécutivement sur les acquis de la période de transition post-dictature. On pourrait longuement disserter pour savoir si cette classe politique aurait pu faire plus, en dépit de la crise, pour restaurer sa réputation auprès de la population : je pense personnellement qu’elle aurait pu faire plus, et qu’elle peut encore faire plus. Mais c’est justement parce que l’on connaît une phase nouvelle et plus violente de la vie publique, que j’estime qu’il est difficile de traiter le lancer de molotovs sur la police, et encore moins les attaques armées contre des domiciles, des bureaux ou des boutiques, avec le même type de tolérance, quasi bénigne, qui était habituelle par le passé. La même chose s’applique à la rhétorique politique. La gauche a quelques sérieuses questions à se poser. Quand on recourt à une rhétorique violente – appelant à renverser l’Etat, à l’insurrection, à cibler les collaborateurs – et tirée d’une autre époque, d’une période de révolutions et de guerres véritables, le désire-t-on vraiment ? Veut-on vraiment la guerre ? Et si oui, êtes vous sûrs de pouvoir l’emporter ? Dans le cas contraire, et voilà le cœur du problème, comment parler et penser de manière plus productive des possibilités d’une transformation réelle et radicale du capitalisme, qu’impose l’actuelle crise des institutions  et des idées ? A mon sens, rêver de jouer un quelconque rôle héroïque dans un nouveau 1917 ou 1944, cette fois victorieux, n’est pas une réponse, et il convient de ranger ces dates dans l’histoire et de cesser de les utiliser comme lignes d’action.

Cette discussion est associée à un débat plus large et international, portant sur la question de savoir si le fascisme et le communisme sont en fait similaires, tels deux pendants d’une même médaille. Beaucoup en Grèce jugent cette idée difficile à accepter. Quelle est votre opinion ?

La théorie du totalitarisme s’est développé en Occident pendant la guerre froide et se basait sur le nazisme et le stalinisme. A mon sens, c’était et c’est une construction idéologique qui masque plus de choses qu’elle n’en révèle. Le IIIe Reich et l’URSS avaient certaines similarités, mais de nombreuses différences, plus profondes à mon avis que les similitudes. Pour en venir à la situation actuelle en Grèce, on ne peut aborder cette question particulière sans être conscient que l’accent récemment placé par le gouvernement sur l’ordre et la loi cherche de manière emphatique à souligner ce type de point commun. Il s’agit bien sûr ici d’une stratégie électorale : Nea Demokratia a manifestement besoin d’affermir son image à l’heure où elle applique l’austérité, et elle a besoin de quelque chose de spécifique qui lui permette de gagner du terrain aux dépens des autres partis de droite, et de défavoriser l’opposition de gauche. On néglige deux choses en recourant à une telle stratégie : le problème réelle de la violence policière, notamment dans les grands centres urbains, et le fait que beaucoup dans la gauche dite « anarchiste » ne font qu’occuper des bâtiments vacants – ce qui est peut-être un crime contre la propriété mais pas, selon moi, un acte de violence – ou s’engagent dans des mouvements de protestation légitimes. Je dis tout cela en insistant parallèlement sur la propre responsabilité de la gauche, qui a toléré un certain discours qui légitime l’illégalité.

Les extrêmes sont étroitement associés à l’usage de la violence. En Grèce, il y a eu un vif débat sur la question : d’un côté ceux qui prétendent que la violence est le même mal, quelque soit son origine, droite ou gauche, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il y a dans certains cas des formes de violence « justifiées », par exemple les meurtres de l’organisation terroriste 17 Novembre, qui seraient différentes du meurtre d’immigrés par les néonazis. Dans quelle mesure est-ce valable?

Ma réponse est double. Premièrement, un meurtre reste un meurtre. Deuxièmement, j’estime le combat pour la justice social, et je juge le racisme déplorable, sous toutes ses formes. Aujourd’hui, le défi est de lutter pour la justice social et contre le racisme.

Article paru le 8 février sur le site ekathimerini, traduit de l’anglais par AR

Lien vers l’article original : Mazower on the rise of Greece’s political extremes, par Elias Maglinis

Written by AR

16 février 2013 at 20:59

Les kalachnikovs et la stratégie de la tension, par Ada Psarra

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Après les tirs à la Kalachnikov contre le siège du parti conservateur Nea Dimokratia à Athènes, lundi matin, et les attaques pendant le week-end contre des locaux de partis et les domiciles de journalistes, la chroniqueuse Ada Psarra se penche sur le retour de la violence politique en Grèce, et explique comment celle-ci est attisée et instrumentalisée par le gouvernement conservateur.

Les kalachnikovs sont rentrés pour de bon dans l’arène politique, et c’est une très mauvaise nouvelle.

Le durcissement accéléré et très dangereux de la confrontation entre le gouvernement, principalement Nea Dimokratia, et l’opposition, rappelle pourtant d’autres époques. Les analogies historiques sont souvent trompeuses, et ce type de référence masque la réalité et probablement l’embarras politique. Mais la mémoire est un instrument vivant, qui contribue certainement à une observation plus objective de l’actualité.

Le titre choisi par le quotidien [conservateur] « Dimokratia », « Les composantes du Syriza et ses bombes artisanales », n’est pas très éloigné de celui d’un article pas si ancien, intitulé « Derrière le ’17 Novembre’, Kostas Laliotis »(1). Lorsque la politique de centre-gauche (à l’époque) et de gauche (aujourd’hui) bénéficie de la plus grande acceptation sociale, l’argumentaire de droite a pour habitude de jouer sur ce modèle dépassé d’incrimination. Il met dans le même sac les réactions aux pratiques extrêmes et répressives et les attaques armées d’organisations qui décident d’agir de cette façon. A l’époque, on accusait d’appartenir au « 17 Novembre » Andreas [Papandreou], le professeur Tsekouras (ami d’Andreas), Periklis Korovésis, Michalis Raptis, Kostas Laliotis etc. (2) ; aujourd’hui, on trouverait derrière les molotovs, les bombes artisanales et même, pour certains, derrière les kalachnikovs, les composantes du Syriza.

Les grands groupes de presse, qui, pour des raisons qui leur sont propres, alimentent ces heurts à l’aide de scénarios policiers et d’informations tirées de différents services, ont toujours joué un rôle certain dans l’amplification de cette dangereuse confrontation politique.

Comme l’a montré l’histoire, les membres du « 17 Novembre » avaient effectivement des origines politiques dans divers points du spectre élargi de la gauche. Mais s’il est absurde d’insister sur l’origine gauchiste des membres de ces organisations, il est encore plus absurde de formuler la conclusion vulgaire que ces organisations sont alimentées, noyautées ou encore couvertes par les partis de gauche, le PASOK, ou les écologistes.

La politique répressive méthodique de ces dernières années, avec l’évocation constante des catastrophes de décembre 2008, qui étaient un soulèvement tout- à fait spécifique de la jeunesse, provoqué par un meurtre de sang-froid, ne convainc plus personne aujourd’hui. Les violents affrontements intervenus à l’époque du Mémorandum et l’incroyable tragédie de la Banque Marfin ne peuvent servir d’alibi aux assauts impromptus et sans motif valable contre les squats et les espaces de réunion, à chaque fois que Zeus illumine le ministre [de l’Intérieur] Dendias. La stratégie de la tension évoquée par le représentant gouvernemental a été choisie par le gouvernement lui-même, partant du principe qu’avec ces combines de communication autour de la loi et de l’ordre, il étouffera les réactions sociales et contentera ses composantes fascisantes. En multipliant arrestations et mauvais traitements, il est certain qu’ils n’insuffleront pas un sentiment de sécurité aux citoyens.

D’un autre côté, la tactique consistant à incriminer l’opposition n’a jamais permis de limiter les réactions extrêmes, et dynamite logiquement le cadre serein auquel aspire tout gouvernement. L’impunité et l’absence de contrôle totales dont bénéficie l’action des gangs nazis, auxquels est réservé un traitement entièrement différent et très prudent, exaspère à juste titre beaucoup de monde. Mais de là à voir une solution dans les bombes artisanales et les kalachnikovs, l’écart est immense. La violence aveugle a toujours été l’arme de l’extrême-droite, et le recours à celle-ci la meilleure façon de céder au piège tendu par le gouvernement.

Article paru dans le quotidien Efimerida ton Syndakton, le 15 janvier 2013, traduit du grec par AR

Lien vers l’article original : Η παγίδα της έντασης

1 – Homme politique, membre du Pasok

2 – Politiques et personnalités de gauche

Written by AR

16 janvier 2013 at 17:21